Les deux temps forts du design parisien ont eu lieu en septembre, avec les parcours Paris Design Week et le salon Maison&Objet. Les collectifs de designers, fabricants, galeries et grandes enseignes y ont présenté les pièces qui feront l’actualité cette année. Une vitrine aussi pour observer les évolutions du milieu.
Texte Aurélien Jeauneau
Une grande tendance émerge des éditions 2024 de Paris Design Week et Maison&Objet : des pièces produites manuellement, à partir de la matière, un choix souvent dicté par l’urgence climatique et la notion de réemploi. Pour la plupart autodidactes, bricoleurs ingénieux ou issus d’une autre voie que celle du design d’objets appris en école, ces nouveaux créateurs ont le vent en poupe, et ont des choses à raconter. Le design serait-il en train de vivre les tremblements inverses de ceux qui ont secoué la peinture face à la photographie à la fin du XIXe siècle, quand la révolution du daguerréotype venait préempter la représentation du réel, et opposait la main à la machine ? En observant comment les créateurs appréhendent désormais leur travail, entre artisanat, art et design, on serait tenté de le penser.
Diplômé de Saint-Étienne, le jeune designer Mathieu Delacroix voit cette nouvelle voie d’un bon œil : « Les designers ont souvent une approche qui part de la fonction : une chaise, un bahut, un vase. La réalisation, qui arrive dans un second temps, est la plupart du temps l’affaire de l’éditeur sur laquelle on peut intervenir, mais à la marge. Le design-maker quant à lui va partir de la matière et/ou d’une pratique qui bornera la création, de l’idée à la pièce finale. C’est une démarche intéressante, à l’inverse de la mienne, et qui donne des résultats souvent bluffants. » Bluffants sans doute, mais est-ce une démarche qui peut plaire aux éditeurs qui ont une contrainte de fabrication rationalisée et en série ? Guillaume Delvigne, qui a offert à Pierre Frey une collection de sièges dernièrement entrée dans les collections du Mobilier national et vient de sortir le très beau bridge de table, « Eora », chez Dasras, n’a pas tranché : « Le processus de développement est un casse-tête. Il est difficile de projeter en série et à grande échelle un tabouret ou un siège qui est constitué de matériaux manufacturés et récupérés, dans une dynamique de réemploi. C’est un travail à part entière, à cheval sur la fonction de designer et celle d’artiste. Les deux ne sont pas incompatibles, à condition de s’adresser au partenaire idoine. »
Florian Dasras, jeune héritier de la très dynamique entreprise centenaire du même nom à Méral, en Mayenne, est spécialiste du bois, de l’aménagement sur mesure et a ouvert depuis une dizaine d’années un pôle design mobilier. Il relève les difficultés qu’a le designer à trouver un fabricant, et celles que rencontre le fabricant pour développer le produit, un processus complexe et coûteux : « Nous avons eu la chance d’intégrer il y a peu le groupe d’Édouard de Quatrebarbes, Lignartis, qui permet la mutualisation de la communication, la promotion et la distribution. La force de ce groupe nous permet d’accompagner une nouvelle fois notre designer Guillaume Delvigne pour la création d’un fauteuil et ses déclinaisons. Nos savoir-faire combinés nous permettent d’avancer ensemble. Nous parlons un langage complémentaire de deux techniciens, lui en concepteur, nous en fabricant. »

Pour d’autres jeunes designers, la démarche artistique inclut la fabrication par leurs soins. Le Lillois Aurélien Veyrat, qui a la double casquette – ébéniste et diplômé de Saint-Étienne et de l’École des beaux-arts de Paris –, produit lui-même ses « Fragments », tabourets et stèles fabriqués à partir de briquettes et de tuiles de construction. Les pièces se vendent en direct, en foire ou en galerie, et sa démarche s’apparente plus à une proposition artistique et réflexive qu’à une pièce d’édition : « Je n’ai jamais été approché par un éditeur, et je ne l’ai pas cherché non plus ! Mon bagage technique nourrit aujourd’hui ma pratique. » L’ébéniste et créateur Jonathan Cohen, présent à l’espace Commines durant la Paris Design Week, emprunte une démarche similaire : des pièces uniques, vendues sans intermédiaire au public. L’autoédition offre une grande liberté de création et de promotion, et le handicap de ne pas être financé par un éditeur se transformerait presque en opportunité.

Cette voie ouverte par le design-maker rebat les cartes du duo designer-fabricant pour décloisonner les rôles définis de chacun. D’une période platonicienne qui défendait la différenciation du fond et de la forme, la pensée d’Aristote prend progressivement le pas pour défendre une œuvre totale ! Pour autant, aucun ne se définit comme artiste. Artisan ? Créateur ? Mathieu Delacroix voit dans cette nouvelle pratique une résultante de notre époque : « Vous sortez d’école en sachant qu’il n’existe quasiment plus d’enseignes de distribution. Le design-maker prend le parti de travailler et de partager, sans attendre vainement qu’un industriel ou qu’une galerie ne le remarque. Favoriser le destin en donnant vie à ses pièces, par le dessin et la fabrication, c’est aussi s’exprimer créativement deux fois. » Le créateur Jean-Baptiste Durand, qui exposait dans trois lieux à la Paris Design Week, est de ceux qui ont pris la décision d’avancer seul dans un premier temps : « Développer des fauteuils en récupération aurait été sans doute rédhibitoire pour les fabricants alors que le projet me portait vraiment. Travailler sur un projet personnel, non soumis à une commande, montre aussi ce que le créateur a dans le ventre ! »

Ces créateurs « faiseurs », très présents sur les réseaux sociaux et sur Internet, se saisissent des nouveaux outils pour communiquer. Galeristes, industriels, clients, il ne tient qu’à vous de découvrir ces productions !
Article paru dans le numéro 178 de Résidences Décoration.